La première fois que je suis allé au Café des Voyageurs relevait du pur hasard. Le temps était maussade et les humeurs changeantes. C’était en plein après-midi et j’avais rendez-vous avec une femme dont les premiers échanges avaient les saveurs du mystère, ce qui ne manqua pas d’attiser ma curiosité naturelle. J’étais en avance à mon rendez-vous. Je voulais me poser dans un bar que je connaissais du quartier, mais la pluie précipita mon choix et je décidai de m’arrêter dans ce Café des voyageurs pour réveiller esprits et mains avec une boisson chaude. Le Café des Voyageurs était réputé pour son fonctionnement aussi spécial que flou pour qui n’y est jamais allé. Certaines personnes pouvaient y rester des heures pour ressortir dans un état proche de la transe. La légende raconte même que le barman est un fantôme, et que personne excepté une poignée de clients n’a déjà pu rencontrer le patron.
Loin de ces histoires que je considérais comme superflues et surfaites, je décidai de m’installer le plus loin possible de la rue et de la terrasse, au fond, afin d’être le plus tranquille possible. J’y trouvai une table banale. Les fissures et la nature de son bois contrastaient toutefois avec les autres tables, plus récentes, bien que toutes différentes. Cette table n’avait qu’une chaise qui plus est bancale, alors que les autres en proposaient au moins deux. Fait étrange, cette chaise semblait volontairement orientée vers le comptoir, laissant l’impression d’une relation spéciale avec ce dernier quand bien même d’autres tables et d’autres chaises les séparaient.
Le café se remplissait goutte à goutte avec la pluie naissante qui apportait son lot de clients. Nous étions en plein de mois de juin et un vieux thermomètre au Mercure affichait 15 degrés. « Y’a pu d’saisons ma p’tite dame » pensais-je avec un rictus, rapidement effacé par la prise de conscience que les choses devenaient toujours plus chaotiques ces dernières années. Puis, me rappelant mes cours de philosophie, cet auteur tant rabâché par mon prof me vint à l’esprit : Héraclite. Déjà en 500 av. J.-C., il soulignait que ce qu’il y a de constant dans le changement, c’est le changement lui-même. Manque de chance, il n’avait pas précisé la nature du changement, ni bon ni mauvais. Repensant à ces années magiques et ce mémorable 7/20 au BAC philo, je remarquai une femme s’approchant de moi.
Silhouette élancée, teint hâlé, cheveux bruns, avec de magnifiques formes, cette femme s’avérait être la serveuse et me semblait issue d’une véritable bande dessinée tant elle avait des tatouages. Je reconnaissais des dessins tribaux, des signes ressemblant à des kanjis, des couleurs vives toutefois cachées par le peu de tissu qu’elle portait, laissant apparaître des drapeaux. Les traits de son visage ne laissaient aucun doute sur ses origines latines. Alors que j’essayais de deviner de quels pays venaient les drapeaux, une voix hypnotisante arrêta mes pensées…
« Quelle destination pour le vagabond ? »
« Pardon ? »
« Quelle destination pour le vagabond ? » répéta-t-elle.
J’ignore si c’est la pluie, les tatouages, ou Héraclite qui avaient cet effet sur moi, mais j’étais incapable de sortir quoi que ce soit tant la question m’avait déconcerté.
« C’est la première fois que vous venez vous. » me dit-elle avec un sourire narquois.
« Oui » répondis-je avec un orgueil qui n’avait de concret que le mot.
J’essayais d’arborer le peu d’assurance que j’avais encore en réserve, feignant de savoir parfaitement où j’étais malgré tout, mais son sourire fut tel que je compris rapidement que mon visage m’avait trahi. Regard rond, sourcils en arc et un regard de merlan frit. Puis elle reprit avec une voix affirmée :
« Ici nous n’avons pas de carte, mais un Carnet de voyage. Que vous soyez un habitué ou pas, le fonctionnement est le même pour tout le monde. Vous ne choisissez pas de boisson, mais une Destination. Vous n’êtes pas des clients, mais des Vagabonds. Lorsque vous aurez terminé de consommer, vous aurez un choix à faire : soit vous partez, soit vous choisissez une autre Destination. C’est ok pour vous ? ».
« Euh… oui » répondis-je avec une voix fébrile.
Elle continua de m’expliquer vaguement les quelques détails me permettant de comprendre un peu ce qui faisait la spécificité de ce lieu.
Le principe est le suivant : chaque table possède un Carnet de voyage composé de feuilles épaisses dignes des vieux livres. Chaque Carnet de voyage est unique et rattaché à une table précise. Elle a aussi bien insisté sur le fait qu’il est strictement interdit de changer les Carnets de voyage de leur table de référence et encore moins de les emporter.
Ici, vous choisissez non pas des boissons, mais des Destinations. Une Destination est composée de trois parties : une date, un lieu et un ou plusieurs ingrédients. Les Destinations sont toutes écrites à la main.
Une fois que vous avez terminé votre voyage, vous avez le choix entre payer et partir, ou choisir une nouvelle Destination sur la même table ou une autre.
« Bon, je vous laisse choisir votre Destination et quand vous êtes prêt, vous me faites signe, d’accord ? Par contre, je préfère vous prévenir, cette table est rarement vide, c’est celle des grands habitués. Bonne chance…».
Sa voix et son regard profond étaient si intenses que j’aurais pu accepter toutes les propositions du monde. Mais son « Bonne chance » de fin suscita en moi un sentiment à la frontière de la curiosité et de l’effroi. Que pouvait bien avoir précisément cette table ? Tout en feuilletant le Carnet de voyage de cette table, je répondis avec un banal « Oui, avec plaisir, merci ! »
C’est alors que mon téléphone se mit à vibrer, annonçant l’arrivée d’un message :
« RDV annulé, désolée, amuse-toi bien ».
Étonné de cet étrange message, je me résignai et pris donc le Carnet de Voyage de la table 33. C’est ainsi que je compris que la première fois que je suis allé au Café des Voyageurs n’était absolument pas le pur fruit du hasard. C’était simplement l’aube d’un nouveau départ, et que le rendez-vous attendu n’était autre autre qu’un rendez-vous avec moi-même…